Matonge : les nouvelles facettes d’un quartier mythique de Kinshasa

La Place des Artistes à Matonge, à Kinshasa, capitale de la RD Congo.

Situé au sein de la commune de Kalamu, dans la capitale de la République Démocratique du Congo (RDC), le quartier Matonge s’est rendu célèbre à travers son ambiance festive ayant longtemps attiré de loin d’immenses foules de curieux, voire de l’étranger… Sa réputation a finalement traversé la Méditerranée au milieu des années 1960, au point que le plus important quartier commerçant africain de Bruxelles a dû emprunter son nom, dans la commune d’Ixelles, près de la porte de Namur. Certes, Matonge n’a plus aujourd’hui le monopole de l’ambiance totale dans cette mégalopole de plus de 10 millions d’habitants, mais il n’en garde pas moins toute sa valeur historique, ses mystères. Immersion dans un quartier qui aujourd’hui fascine et attriste, émerveille et indigne à la fois!

Arriver à Matonge sans visiter la Place Victoire s’apparente à prendre pied à Paris sans visiter la Tour Eiffel. Juste à côté du non moins célèbre rond-point Victoire (c’est par là que les soldats congolais de la Force publique, revenant victorieuses de la Seconde guerre mondiale, après les batailles de Saïo, Assosa et de Gambela face aux troupes mussoliniennes, passent pour y recevoir un bain de foule), la Place Victoire est dominée par le monument des Artistes, une sorte de tour en marbre en forme d’obélisque coupée au sommet, pour supporter deux mains pointées vers le ciel.

«Gloire et honneur, exaltait le gouverneur de la ville, Fundu N’Kota, à son inauguration en 1990, à ces mains qui ont immortalisé les valeurs profondes de notre peuple. Que leur mémoire soit célébrée d’année en année, et leurs oeuvres transmises de génération en génération jusqu’au soir de l’existence de l’Humanité!» Sur les quatre façades de la tour, sont posées des plaques métalliques reprenant les noms des artistes décédés… Le célébrissime guitariste-chanteur Luambo Makiadi dit Franco a en plus sa statue en cuivre jaune! « C’est l’endroit le plus visité de la capitale!», reconnaissent les vendeurs tout autour. Au cœur du quartier Matonge, la Place Victoire se présente comme  une sorte d’étoile, avec huit avenues formant ses branches.

La Place de la Victoire est l’un des endroits de Kinshasa où la nuit ne tombe jamais, car elle demeure en pleine vitalité ou presque jusqu’à l’aube, se moquant royalement de Morphée… Taxis, taxis-bus pris d’assaut à longueur de journées, et parfois jusqu’à très tard ; ces moyens de transport débarquent et embarquent, en provenance ou à destination des quatre coins de la ville. De n’importe quel endroit de la ville où l’on se trouve, indiquer de l’index un cercle dans le vide revient à signaler des automobilistes qu’on va au rond-point Victoire!

Ce quartier se veut donc un centre névralgique de la capitale congolaise, pris d’assaut par des commerçants hier ouest-africains et libanais, et aujourd’hui indo-pakistanais et chinois, se frottant aux Congolais ayant transformé une partie de leurs domiciles en restaurants, terrasses ou boîtes de nuit! Dans cette ambiance bourdonnante de marché populaire, naissent, à côté des cambistes et des vendeurs ambulants appelés «shayeurs», d’autres petits métiers.

Profession: «chargeur» pour les uns, et «téléchargeur» pour les autres!

Plaque tournante de tous les trafics routiers, la Place de Victoire a fini par faire germer une nouvelle profession chez les jeunes sans emploi: «chargeur» dans le français parlé à Kinshasa. « Ce n’est pas de batterie à charger, mais plutôt ce sont des taxis et taxis-bus », explique un jeune de Matonge. Les «chargeurs» font embarquer les gens dans un taxi et taxi-bus selon la destination du chauffeur. « C’est tout un métier pour nous, confie Pitshou Luka, je viens, poursuit-il, souvent ici à 6 heures du matin pour partir à 18 heures.  Nous sommes aussi une association …  Parfois on se retrouve avec 5000 ou 3000 Francs congolais par jour, ça dépend de ce que vous allez gagner. Cette somme est insuffisante pour  satisfaire à tous nos besoins… Hum, avons-nous vraiment le choix? On fait avec! ».

Quant aux certains chauffeurs de taxi ou taxis-bus, ils reconnaissent l’apport de ces «partenaires» d’occasion.  « Ces chargeurs nous aident à embarquer rapidement les clients. Nous leur trouvons courageux et débrouillards, au lieu de voler ou de mendier, ils ont préféré créer leur propre activité pour trouver de quoi à manger. Ils dérapent parfois lorsqu’ils vous trouvent déjà avec des clients à bord… Ainsi, quand ils ne chargent pour deux places seulement, ils exigent  quand même d’être payés!».

Fief des «chargeurs», Matonge est aussi celui des «téléchargeurs»… Assis devant un pupitre avec ordinateur portable sous un parapluie géant, ces «rois du streaming» ont remplacé les maisons d’édition phonographique d’autrefois (Alamoule, Parions Mondenge, Gillette d’Or, Socrate Music, …), et composent des playslists à la demande des clients, en pompant tous genres de musique directement sur leurs smartphones ou dans leurs clés USB! Loin d’être des clandestins, les «téléchargeurs» paient des taxes à l’autorité municipale, pour exercer cette piraterie…

 

Un «chargeur» en plein travail…

Un «chargeur» en plein travail…

La Place de la victoire est aussi le royaume des enfants sans toit, des enfants dits de la rue, appelés communément «shégués» dans l’argot kinois. Ils viennent des familles misérables, disloquées, ou ont été rejetées par des marâtres au coeur sec, ou taxées de sorciers par des pasteurs des églises évangéliques… «J’ai été chassé de la maison par ma famille, explique Exaucé Bosia, 8 ans. On m’a accusé d’être à l’origine de leur malheur. Je considère désormais tous ceux qui m’ont accueilli dans la rue comme ma seconde famille… Je leur dois obéissance; ainsi lorsque ces aînés nous demandent d’aller ravir des biens de valeur aux passants, nous le faisons sans rechigner… Il y va aussi de notre survie, sinon on va crever de faim… Vous comprenez!!» La rue, et des Places fort fréquentées comme Victoire, offre finalement, à ces enfants sans toits, un terrain de chasse où, à défaut de demander l’aumône, ils arrachent systématiquement des sacs à main, smartphones, perruques et autres extensions capillaires… «Ces enfants ont fini par créer une véritable psychose à tout passant qui se trouve dans ce périmètre de Victoire,…», fait remarquer ce jeune cambiste qui n’a même pas achevé son propos, déjà un cas de vol est enregistré un peu plus loin… D’une voix  accablante, la victime raconte à qui veut l’entendre ce qui lui est arrivé : « Je reviens juste de la banque, j’étais en train d’embarquer dans un taxi et j’ai vu mon sac à main troué et vidé de son contenu. Tout a été emporté, voire mon argent de transport qui se trouvait dans ma poche  arrière de mon pantalon!».

Cependant, les «shégués» sont des enfants de chœur aux côtés des hordes de «sales gosses» beaucoup plus âgés qu’on appelle à Kin «kuluna»! Addictifs au chanvre indien, au «lotoko» (un alcool artisanal) ou au whisky bon marché, ces jeunes particulièrement violents sont organisés en bandes, et se partagent des zones d’influence à coups de machette… Le mouvement s’est étendu dans tous les quartiers populaires de Kinshasa!

 

Exaucé Bosia (pull rouge) en compagnie de deux autres «shégués».

Matonge, un quartier mythique et créatif

Aussi longtemps que Matonge abritera ses sites sportifs et culturels chargés d’Histoire, ce quartier conservera sa magie, sa légende! «Le Carrefour de jeunes» menacé hélas par des maisons de commerce qui dominent désormais cet espace accueillant autrefois concerts et matches d’hand-ball… La place YMCA (Young Mens Christian Association) ou du 4 janvier en mémoire des victime des émeutes de 1959… Le tout aussi mythique stade Tata Raphael, sanctuaire du «combat du siècle», le 30 octobre 1974, entre Mohamed Ali et George Foreman… Jardin des Léopards, vainqueurs de la Coupe d’Afrique des nations en 1968 et 1974; première sélection d’Afrique noire à participer à une phase finale de la Coupe du monde…

Matonge restera à jamais une attraction touristique aussi pour ceux d’ici  ou d’ailleurs adorent la musique congolaise… Ce quartier a en effet forgé son mythe à travers le génie des artistes-musiciens et groupes qui y ont vu le jour… Shungu Wembadio alias Papa Wemba et son Viva la musica ont ainsi bâti un «village» du nom de Molokai, assemblage des préfixes des noms de cinq avenues de Matonge: Masi-manimba, Oshwé, Lokolama, Kanda-Kanda et Inzia… De là, Papa Wemba ira à la conquête du monde entier, jusqu’à devenir l’un des meilleurs ambassadeurs de la culture congolaise!

« Après la commune de Kinshasa avec  Wendo Kolosoy, Grand Kallé Jeef et d’autres vedettes, ses bars Congo Bar, Quist, Amouzou, Zeka, c’est Matonge qui est devenu le berceau de la musique kinoise, se souvient un habitant de ce quartier. C’est dans ce coin que les Kinois et les visiteurs de la capitale venaient danser le « mambeta » ou le « masasi calculez » de l’Empire Bakuba, le « mayenu » de OK Jazz, le « mokonyonyo » ou « eza-eza » de Viva-la-Musica, le « sonzo ma » de Zaïko Langa- Langa, … ».Aujourd’hui, Matonge doit partager son éternelle ambiance de fête avec d’autres lieux tout aussi show de la capitale: Yolo Capell, Couloir Kimbuta, Lemba Super, Nyangwé, Bandal Inga, … Au menu, puissants décibels, bières à flot, barbecues et belles de nuit aux tenues suggestives!

Il est loin, alors très loin l’époque où une vaste brousse couvrait l’espace qu’on appellera finalement Matonge… Le chef du quartier Matonge III, Marcel Mwamba Kitiki, s’en souvient: « Une brousse regorgeait des matonge (litonge au singulier, fruit tropical dont le nom est  londolphia lanceola) prisés par les jeunes qui venaient des communes environnantes pour les cueillir (...) Kalamu et ces quartiers commencent à se bâtir entre 1948 et 1955, grâce aux organismes de logement, notamment le Fonds du Roi des Belges. Les premières constructions des parcelles à Matonge avaient été octroyées prioritairement au personnel des écoles catholiques avec l’appui des missionnaires. Il faut aussi savoir que l’appellation initiale de Matonge était Renkin, du nom du tout premier ministre des colonies, Jules Renkin. Celui-ci visita le Congo en 1909 pendant 4 mois. C’est suite à la loi sur l’authenticité vers 1971 que les noms des lieux hérités de la colonisation ont été bannis.»

Longtemps symbole de la bonne humeur d’une ville aux multiples noms, Matonge présente une double face de Janus, tournée vers son glorieux passé, et vers son futur avec de nouvelles logiques de survie, toujours avec une telle résilience qui le réinventera de génération en génération…

Victoria NDAKA

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